Cornélius Castoriadis – Le triomphe de l’insignifiance

Philosophe, sociologue, historien, Cornelius Castoriadis fut aussi économiste et psychanalyste. Il est mort le 26 décembre 1997. Né en 1922 en Grèce, il s’installe à Paris en 1945, où il crée la revue Socialisme ou barbarie. En 1968, avec Edgar Morin et Claude Lefort, il publie Mai 68 : la brèche (Fayard, Paris). En 1975 paraît L’Institution imaginaire de la société (Seuil, Paris), sans doute son ouvrage le plus important. En 1978, il entreprend la série Les Carrefours du labyrinthe. C’est à la suite de la publication de La Montée de l’insignifiance (Seuil, Paris, 1996) qu’il accorda un entretien, en novembre 1996, à Daniel Mermet, producteur de l’émission « Là-bas si j’y suis » sur France-Inter, d’où est tiré ce texte que vous pouvez lire en intégralité là-bas. En voici un large extrait :

[…]

On a parlé d’une sorte de terrorisme de la pensée unique, c’est-à-dire une non-pensée. Elle est unique en ce sens qu’elle est la première pensée qui soit une non-pensée intégrale. Pensée unique libérale à laquelle nul n’ose s’opposer. Qu’était l’idéologie libérale à sa grande époque ? Vers 1850, c’était une grande idéologie parce qu’on croyait au progrès. Ces libéraux-là pensaient qu’avec le progrès il y aurait élévation du bien-être économique. Même quand on ne s’enrichissait pas, dans les classes exploitées, on allait vers moins de travail, vers des travaux moins pénibles : c’était le grand thème de l’époque. Benjamin Constant le dit : « Les ouvriers ne peuvent pas voter parce qu’ils sont abrutis par l’industrie [il le dit carrément, les gens étaient honnêtes à l’époque !], donc il faut un suffrage censitaire. »

Par la suite, le temps de travail a diminué, il y a eu l’alphabétisation, l’éducation, des espèces de Lumières qui ne sont plus les Lumières subversives du XVIIIe siècle mais des Lumières qui se diffusent tout de même dans la société. La science se développe, l’humanité s’humanise, les sociétés se civilisent et petit à petit on arrivera à une société où il n’y aura pratiquement plus d’exploitation, où cette démocratie représentative tendra à devenir une vraie démocratie.

Mais cela n’a pas marché ! Donc les gens ne croient plus à cette idée. Aujourd’hui ce qui domine, c’est la résignation ; même chez les représentants du libéralisme. Quel est le grand argument, en ce moment ? « C’est peut-être mauvais mais l’autre terme de l’alternative était pire. » Et c’est vrai que cela a glacé pas mal les gens. Ils se disent : « Si on bouge trop, on va vers un nouveau Goulag. » Voilà ce qu’il y a derrière cet épuisement idéologique et on n’en sortira que si vraiment il y a une résurgence d’une critique puissante du système. Et une renaissance de l’activité des gens, d’une participation des gens.

Çà et là, on commence quand même à comprendre que la « crise » n’est pas une fatalité de la modernité à laquelle il faudrait se soumettre, « s’adapter » sous peine d’archaïsme. On sent frémir un regain d’activité civique. […]

 

On peut lire là-bas l’entretien original entre Constantin Castoriadis et Daniel Mermet