Ce texte date de 1934, extrait d’une conférence de Stefan Zweig intitulé “La construction de l’Europe”

« Il faut que nous prenions conscience avant tout des difficultés exceptionnelles qui font obstacle à la réalisation de cette idée, car celle-ci n’appartient pour l’instant, comme à l’époque de l’humanisme, qu’à une mince couche supérieure, elle n’a pas pris racine dans l’humus des peuples et nous nous rendrions coupables d’un mensonge si nous cherchions à nous persuader que nous nous sommes déjà rapprochés de notre but. 

Reconnaissons donc en premier lieu la suprématie, inscrite dans les faits du temps présent, de l’idée opposée, le nationalisme. L’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple, elle n’est pas originelle et instinctive, mais elle naît de la réflexion, elle n’est pas le produit d’une passion spontanée, mais le fruit lentement mûri d’une pensée élevée. Il lui manque d’abord entièrement l’instinct enthousiaste qui anime le sentiment patriotique. L’égoïsme sacré du nationalisme restera toujours plus accessible à la moyenne des individus que l’altruisme sacré du sentiment européen, parce qu’il est toujours plus aisé de reconnaître ce qui vous appartient que de comprendre votre voisin avec respect et désintérêt. 

A cela s’ajoute le fait que le sentiment national est organisé depuis des siècles et bénéficie du soutien des plus puissants auxiliaires. Le nationalisme peut compter sur l’enseignement, l’armée, l’uniforme, les journaux, les hymnes et les insignes, la radio, la langue, il bénéficie de la protection de l’Etat et fait vibrer les masses, alors que nous n’avons jusqu’ici, au service de notre idée, rien d’autre que la parole et l’écrit dont l’effet reste insuffisant face à ces moyens rodés depuis des centaines d’années. (…) Si notre idée doit avoir des effets réels, nous devons donc la faire sortir de la sphère ésotérique des discussions intellectuelles et consacrer toute notre énergie à la endre visible et convaincante pour un cercle élargi ».

(…)

« Jamais dans l’histoire le changement n’est venu de la seule sphère intellectuelle et de la simple réflexion ».

 

Stefan Sweig - Appels aux Européens - Ed. Bartillat